« Octobre 43, De Besançon à Londres, en passant par l'Espagne...», d'après les écrits du Colonel Roger DEGEN Besançon, Toulouse Saléchan, St Béat, Bosost, Lerida, Malaga |
Au petit jour, nous sommes non loin du Pic du BURAT (2 154 m). |
Transpercés par le vent qui souffle violemment, nous progressons difficilement : il faut attendre les retardataires. Nous longeons les crêtes, à 2 000 m d'altitude : Plan de Montmajou, Le Tuc des Trois Courets, et là, les passeurs ordonnent la halte : c'est la frontière espagnole, nous sommes le mardi 19 octobre 1943, à 9 heures du matin : il nous est demandé de rester cachés derrière les rochers ; en bas dans la vallée, on peut deviner la présence d'une patrouille allemande. Mais nous avons de l'avance ! Il n'y a aucune chance pour qu'elle nous atteigne de sitôt. On pense au casse-croûte, le trajet a aiguisé nos appétits, mais hélas, toutes nos provisions sont maintenant épuisées. Les passeurs nous signalent qu'à présent, leur mission est terminée. Il va falloir nous débrouiller sans eux. Ils nous indiquent la vallée où se trouvent les deux bourgades de LES et de BOSSOST. |
Les passeurs partis, si nous pouvons voir du sommet la vallée espagnole, nous ne distinguons aucun chemin praticable pour y parvenir Notre groupe se disperse alors, tentant de trouver un chemin ; une moitié file en direction de Lès, l'autre, dont je suis, continue vers le sud, le long des crêtes. Les montées à flanc de montagne s'enchaînent avec les descentes. La progression est pénible. La femme qui est avec nous n'en peut plus. Nous devons l'aider et nous prenons du retard ; à 1 500 mètres environ, au-dessus d'une vallée suspendue d'où l'on aperçoit Bossost et Lès, tout notre groupe, y compris M. C. nous quitte, nous laissant à notre triste sort ; il ne nous paraît pas possible de laisser cette femme qui ne peut presque plus marcher. Telle une volée de moineaux, ils sont tous partis. Il ne reste que le jeune Claude, 17 ans, qui était avec elle. Et la voilà qui pique une crise de nerfs, nous injurie et refuse de continuer ; il est vrai que ses jambes sont affreusement enflées. Il nous faut la traîner littéralement dans la descente car nous ne pouvons rester là. La descente devient alors exténuante et le temps nous paraît terriblement long. Nous avons soudain devant nous un long poteau en bois, heureux hasard, qui va nous faciliter la tâche. Shilley Baul l'enfourchera à une extrémité, tandis que Robert maintiendra l'autre extrémité sur son épaule et que moi, je m'efforcerai de frayer le chemin à Robert qui sera suivi de Claude maintenant la femme sur le poteau. Quel spectacle !... |
Avec bien du mal, nous parvenons tout de même à découvrir au loin la route de Lès - Bossost que l'on devine en contrebas derrière un rideau d'arbres. Il nous faut à présent échafauder un plan, Robert et moi pour affronter l'Espagne ; nous serons CANADIENS français, lui, Courcou, moi, Lenormand, né à Toronto !. Mais notre objectif de rejoindre le consulat britannique à Barcelone en marchant la nuit et en se planquant le jour ne pourra jamais être atteint avec le boulet Shilley Baul que nous traînons ! Comment allons-nous faire ? Un tuyau donné par Ali était de rejoindre l'hôtel Mas, à l'entrée de Bossost, sans se faire arrêter ; c'est un relais de l'Intelligence Service. Nous décidons d'y aller. |
Peu avant Bossost, nous sommes interpellés par un couple d'une cinquantaine d'années avec cette phrase "Malheureux, où allez-vous ?". L'homme très bien mis de sa personne se plante devant nous, éberlués, ivres de fatigue, et pointant du doigt les montagnes auréolées par les derniers rayons du soleil, ajoute : "Vous quittez la France, la France du Maréchal, votre sauveur!" Entendant ces mots, Robert ne peut réprimer un haussement d'épaule, mais le voyant, notre interlocuteur lève alors la main sur lui comme pour le frapper' et ajoute encore : "Ne voyez-vous pas le communisme poindre à la frontière ?... La France des Proust, la France des Lemaître ne peut, ne doit pas mourir !" (Nous avons vraiment l'impression d'être sur une autre planète). Bossost n'est plus très loin : on sait que l'hôtel Mas est à l'entrée de la bourgade, pourquoi attendre la nuit ? Personne n'est en vue la tentation est grande de continuer ainsi et de nous y rendre le plus vite possible. Hélas, avant le pont qui enjambe la Garonne, bondissant hors d'un fossé, deux gardes civils avec mitraillettes, nous arrêtent et nous conduisent comme des voleurs à la prison. La fatigue nous avait sans doute, enlevé tout réflexe, nous n'étions pas dans notre état normal, sinon nous nous serions méfiés du garde civil à vélo qui nous avait dépassés une heure auparavant. Notre passage était attendu… Fouillés et interrogés, nos noms d'emprunt sont consignés sur une liste déjà commencée, on parle de prison. Finalement, faute de place, on est dirigé sur l'hôtel Mas !!... Notre "tuyau" était crevé... |
Mercredi 20 octobre 1943 Nous devons néanmoins rejoindre la prison de BOSSOST pour l'appel avant le départ pour VIELHA. Avec Robert nous nous entraînons à décliner nos nouvelles identités. Intermède comique... A l'appel de son nom, Robert ne bouge pas ; je le pousse du coude, il réagit, se lève d'un bond et d'une voix de stentor donne sa véritable identité, rectifie ensuite en s'excusant..., mais tout cela passe inaperçu. Trajet sous escorte, fait à pied pour moitié, camion ensuite. Arrivés à la prison, fouille et interrogatoire sont plus poussés qu'à Bossost. Les chaussures, veste et chemise doivent être retirées, heureusement nous gardons nos chaussettes car c'est là que sont cachées nos véritables identités, nos papiers, sous la plante des pieds ! La prison s'avère trop petite pour loger tout le monde, nous sommes dirigés sur l'hôtel Serrano où nous retrouvons tous ceux qui nous avaient lâchés sur les sommets la veille. Monsieur C. est du nombre. Par contre, point d'Américains ; ils ont sans doute été récupérés par les services de leur ambassade. |
Ci contre: BOSSOST, Val d'Aran |
Du mercredi 20 octobre au mardi 26 octobre 1943 (…) Je vois un Français dans un état pitoyable : le malheureux a l'oreille arrachée, une plaie au crâne, des entorses aux deux chevilles : c'est l'unique rescapé d'un convoi de 20 Français tombés dans une embuscade. Il n'a dû son salut qu'en sautant dans un précipice, laissé pour mort sur le terrain, il a tout de même pu rejoindre l'Espagne : un véritable calvaire. Nous restons à Vielha dans l'attente d'un car de la "Polizia Armada" qui doit nous conduire à Lérida. Le temps nous paraît long, la faim nous tenaille car la pitance à l'hôtel est plutôt maigre. Nous échangeons montres, chevalières, voire pull-overs contre des pesetas afin d'acheter fort cher, des figues et du pain. On se fait "rouler" dans les grandes largeurs ! La météo se gâte, la neige est tombée en abondance sur les sommets et le col que devait emprunter le car, est fermé. |
26 octobre 1943 (…) Nous partons à pied, en convoi (nous sommes une quarantaine environ) , escortés par des gardes civils pour une marche de 23 km avec escalade du col de la Bonaiga à 2 072 mètres d'altitude ! Il fait froid, mon soulier gauche est hors d'usage, les clous du talon me rentrent dans les chairs. Mais il faut marcher, marcher et maintenant dans la neige : la longue file des évadés escalade péniblement le flanc de la montagne. Les gardes civils ont l'air de peiner encore plus que nous, cela nous fait plaisir ! La pente devient plus raide lorsqu'il est possible de couper au court les longs lacets de la route. Halte dans un chalet abandonné, on se restaure avec les maigres provisions emportées, mais le froid me saisit, mes pieds sont glacés et le gauche est tout ensanglanté. Je regrette bien mon pull-over chaud échangé contre des pesetas... Nous nous remettons en route en direction du sommet où la neige devient plus abondante : nous en avons parfois jusqu'au ventre. (…) A présent, on aborde la descente, le temps couvert jusqu'ici, se dégage, et le soleil apparaît timidement entre les nuages. En contrebas, on distingue le car qui nous attend !... Il y a encore 5 kms à faire. Nous parvenons enfin à nous entasser dans ce car au confort sommaire : 40 passagers pour 25 places ! Amorçant la descente vers Sortes, il file à une vitesse excessive sur cette route étroite et sinueuse, avec des ravins profonds de chaque côté. Arrivée à Sortes, vers 17 heures, après quelques frayeurs, mais saufs ! |
R. DEGEN franchit à nouveau le Col de la Bonaiga… après des dizaines d'années... |
Mercredi 27 octobre 1943: Départ pour LERIDA Rassemblement général à 7 heures. Il fait beau, le paysage est splendide. Nous ne partirons qu'à 8 heures après bien des difficultés, un seul car de 30 places : on s'y entasse. (…) A 16 heures, sans avoir mangé et après l'interrogatoire, nous sommes tous entassés dans une cellule avec une seule ouverture grillagée au-dessus d'une porte massive. Il fait chaud et on a peine à respirer. Vers 19 heures, la porte s'ouvre et on procède à l'appel : au fur et à mesure que les noms sont donnés, la cellule se vide jusqu'à ce qu'il ne reste plus que Robert et moi, qui n'avons pas été appelés. Angoisse, quel traitement nous réserve-t-on ? Finalement, nous sommes introduits dans le bureau du commissaire de police qui décroche son téléphone pour appeler l'hôtel « Moderno ». Sans parler l'espagnol, nous comprenons aussitôt qu'il ne s'agit pas pour nous de la prison. Soulagement ! Nous réaliserons par la suite que ce traitement de faveur n'est pas dû à notre qualité de "canadiens français" mais parce qu'au cours des contrôles d'identité, nous nous étions déclarés moins de 20 ans, nous venions juste de les avoir un mois auparavant ! C'est donc dans une voiture de police bien confortable que nous sommes conduits à l'hôtel « Moderno », sur la place Berenguer, non loin de la gare. Le patron de l'hôtel, franquiste dans l'âme, n'a que mépris pour nous, il nous le montrera plus tard. |
Pris en charge par le représentant du gouvernement provisoire de la république française à Alger, Monseigneur BOYER MAS, nous toucherons 20 pesetas par semaine ce qui nous permettra d'améliorer l'ordinaire car la faim nous torture souvent. Nous bénéficions pourtant du minimum vital, ce qui n'est hélas, pas le cas des évadés en prison ou dans les camps, tel celui de Miranda, le plus sinistre. Nous resterons là jusqu'à notre départ pour MALAGA via MADRID, le 11 décembre 1943. Ci-dessous la fiche d'identité de la CROIX ROUGE pour le départ vers MALAGA, avec le faux nom « canadien », Roger LENORMAND |
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La Plaza Berenguer de LERIDA |
A Madrid, nous y serons du 12 décembre au 21 décembre 1943. Nous aurons le culot d'aller à l'ambassade de France à Madrid (ambassade de Vichy, bien sûr) dont l'ambassadeur Pietri saura se montrer souvent généreux envers les Corses évadés qui viendront lui demander quelque subside. (…) Le 21 décembre, brusquement, nous devons quitter Madrid, il nous faut en toute hâte prendre le train de 21 heures, qui ne partira pourtant qu'à une heure, le lendemain matin. Attente pénible, l'air glacial transperce nos vêtements. Pagaille indescriptible pour prendre le train d'assaut avant qu'il ne soit immobilisé à quai, les plus malins au risque de se faire écraser, montent à contre-voie. On arrivera à trouver une place assise tant bien que mal et nous arriverons à Malaga le 22 décembre à 3 heures du matin. C'est là que je découvrirai la mer pour la première fois. |